Il se passe ici quelque chose de singulier dans la vie d'un critique : la certitude d'être en présence d'une personnalité pianistique se distinguant par un son, un ton, une présence que de multiples écoutes n'épuise pas. Kantorow en redore même le blason de l'Opus 29, mal-aimé des concertos de Saint-Saëns à qui Cortot avait réglé son sort en disant que dans le finale « le soliste est promu à la dignité de danseuse étoile ». Même Darré (Warner), même Stephen Hough pourtant assez extraordinaire ici (Hyperion), n'avaient fait entendre ce concerto si intéressant, si vif-argent, si génialement réinventé, si emporté et batailleur, si héroïquement Lisztien.
Ce pianiste de 22 ans... qui en avait deux et demi de moins quand il a enregistré les Concertos n°s 4 et 5, dont les deux premiers disques avaient déjà fait plus que faire dresser l'oreille à mes confrères a tout : la présence, le charme, la virtuosité, l'électricité, la sonorité d'airain, la virtuosité et par dessus tout l'imagination et l'art de faire chanter le piano. Kantorow père dirige en créant des ambiances mystérieuses, dialoguant vraiment avec le soliste : le mouvement lent est miraculeux.
Alexandre Kantorow ne fera pas oublier Alfred Cortot dans le Quatrième Concerto. Il en approche néanmoins l'or liquide pianistique, tant il sait articuler les notes dans les traits les plus vifs sans lever les doigts au ciel pour faire entendre chaque note. Son engagement psychique et physique est total dans une transe pianistique qui ne faiblit pas de l'entrée du piano aux exaltants traits conclusifs. Les épisodes chantés et rêveurs sont divinement parés de couleurs irisées.
Les premières mesures de l' « Egyptien » font dresser l'oreille... Présence, son, allure folle... Jean-Yves Thibaudet, dont c'est le chef-d'oeuvre discographique, n'a qu'à bien se tenir (Decca). La sonorité de Kantorow est profonde, lumineuse, longue, ses doigts sont plus élégants encore que ceux de son confrère. Et son imagination, ses idées moins mises au point après des dizaines d'interprétations publiques. Il y a ici, une spontanéité et volonté d'en découdre, de réussir et une maîtrise totale dans un concerto tout de virtuosité, de débauche de couleurs, de climats. Kantorow père dirige impeccablement, à la tête d'un orchestre un peu mince en effectifs, mais pour le coup les vents n'y sont pas noyés dans les cordes. Le mouvement lent ne traîne pas, et même avance vite là où la tendance est à prendre son temps (à partir de 3' 45'') ce qui évite à ce passage célèbre d'être sentimental. A ce tempo, l'atmosphère ne perd rien de son étrangeté qui nous promène du Nil à Java... La « Toccata » est irrésistible pas aussi folle que par Monique de La Bruchollerie, même si Kantorow s'en approche avec une aisance, une imagination, une furie pianistique fabuleuses...
Alain Lompech