Quarante ans après Van Cliburn, au même âge, mais russe, Denis Matsuev peut s’enorgueillir de remporter le onzième Concours International Tchaikovsky de Moscou. Puisque nous avons nommé le professeur de Van Cliburn, Rosina Lhévinne, dont tout mélomane doit avoir écouté le 21ème concerto de Mozart et le 1er de Chopin, il convient également de citer Sergeï Dorensky pour Matsuev, dont il est possible de se procurer le double CD magistral des mazurkas de Chopin. Il a fallu ensuite, à travers le monde pour le jeune primé, faire honneur au jury qui l’a intronisé. C’est l’effet boomerang, ou si l’on veut le renvoi d’ascenseur. En effet toute compétition internationale fonctionne sur la réciprocité : la gloire du lauréat, s’il a bien été choisi, rejaillit sur l’institution pour que celle-ci puisse continuer d’exister. Matsuev a généreusement rempli son contrat. Certains concurrents ne joueront jamais aussi bien que lors de la compétition. Ce n’est pas le cas. En 1998 il était déjà prodigieux, mais après bientôt vingt ans, l’approfondissement de ses moyens ne laisse pas de surprendre. La bascule s’est opérée à partir du moment où l’on n’est plus venu pour un concerto de Prokofiev, de Shostakovich (ou d’un autre compositeur), joué par Denis Matsuev, mais pour Denis Matsuev, pour lui, qu’importe ce qu’il avait décidé de proposer. L’attente croissante est immense mais les épaules du pianiste sont solides. Et ses paluches… magiques.
A côté de moi, un spectateur après avoir feuilleté le programme, glisse à son voisin :
_ C’est quoi le Concours Tchaikovsky ?
_ C’est l’épreuve remportée par Matsuev.
_ Ah, bon ? Alors, ce doit être très bien.
Je regarde les fauteuils se remplir peu à peu. Certains s’asseyent au premier rang à un mètre du piano. Je me dis à moi-même qu’ils ne vont pas regretter. L’Auditorium de la Maison de la Radio n’a qu’un peu plus de deux ans d’âge. Une belle salle qui abrite presque 1500 places unifiées par des tons de bois très chaud. Les balcons ceinturent la scène de tous côtés, comme pour exprimer le besoin de serrer les artistes au plus près, de mieux leur manifester l’enthousiasme. Matsuev arrive. Il est chez lui. Comment le remercier de nous recevoir aussi simplement ? Les premières notes de piano s’élèvent. Mon Dieu, je n’ai jamais rien entendu d’aussi beau de ma vie. Ballottée par le premier thème, la caravane d’un voyage initiatique se met en branle, et nous voilà conduit dans un dédale surprenant. Ce 3ème concerto, Denis l’aura joué à travers le monde, avec les meilleurs orchestres et les plus grands chefs. J’ai encore dans l’oreille la soirée du 12 juin 2016 au Théâtre des Champs Elysées avec l’Orchestre Philharmonique de l’Oural sous la direction de Dmitri Liss. Il y a eu Montpellier en juillet dernier avec Gergiev. Comment ignorer la version “historique” dirigée par Slatkin (2013) où, dans le même concert, Denis effectue le tour de force d’aligner à Moscou et à la suite, les concertos 2 et 3, qui se déniche encore facilement sur internet quand elle ne passe pas en boucle sur Mezzo, alors que, soit dit en passant, il est scandaleusement impossible d’acheter le DVD dans le commerce.
Il ne faut pas attendre de l’Orchestre National de France toute l’élasticité, la fusion des timbres, la subtilité du Mariinsky. Mais Denis possède au plus haut degré, la faculté du dialogue. Rien de rigide ou de formaté chez lui, tout respire et tout vit. Il ne joue pas deux fois de la même façon et voilà pourquoi jamais l’on ne se lasse d’entendre l’une ou l’autre de ses versions. Il flaire l’esprit du lieu, le parfum du moment, goûte la température ambiante en l’occurrence de cet orchestre et de ce chef. Il devine l’humeur du public et lui offre ce soir une vision particulièrement raffinée, terriblement éloquente. Tout est simple, vrai, noble, intense aussi. Avec Rachmatsuev au clavier, chaque musicien de l’orchestre éprouve que le soliste ne vient pas “faire son numéro”, mais qu’il désire partager une expérience musicale et humaine. Chaque pupitre va s’efforcer de répondre à l’attente et d’atteindre son meilleur. Avec Rachmatsuev au premier plan de la scène, chaque auditeur se rassure, le moment sera inoubliable. Quelle élégance dans l’exécution de l’espagnolade, avec ses périlleux percutants pointillés de notes répétées, surgissant dans le mouvement central ! Quelle aisance dans l’articulation des divers tempi qui circulent tout le long du dernier mouvement ! Quel naturel dans l’expression ! Quel don pour faire chanter la phrase ! Quel charisme ! Beaucoup de musiciens et non des moindres, ne sont que des intermédiaires. Ils se flattent de se voir reconnaître la retenue, on dit parfois “la réserve”, pour qualité majeure. Ils veulent bien traduire la volonté du compositeur, mais ils n’en sont pas responsables et souhaitent que cela soit bien précisé. La particularité rare de Matsuev est d’assumer ce qu’il joue… et de pouvoir le faire sans jamais tricher. Il ne recule devant aucune émotion : à travers lui nous pouvons la vivre. Oui, comme le tendre et le délicat, il peut restituer le grandiose et le titanesque, le rendre crédible. On s’interroge : comment un tel artiste parvient-il à gérer le stress que multiplie un répertoire d’une difficulté notoire, des voyages incessants, des répétitions en décalage horaire ? Nul doute que son mental de sportif ne recèle quelque secret. Nul doute que la franchise de son approche ne lui fraie un chemin vers la vérité. Chez un simple virtuose on détaillerait les prouesses techniques, mais avec Matsuev, ce stade est pulvérisé : c’est la Musique entière qui par ses mains de feu pénètre en nous comme le soleil au zénith.
Les trois mouvements passent comme un songe. La salle, pleine à craquer, reste sous le choc, tétanisée. Ce que l’on vient d’entendre n’est pas concevable, de pureté, de perfection. Chacun hésite à bouger, a déranger l’ordre des sphères, chacun voudrait se pincer pour vérifier qu’il est bien sur terre et qu’il vient de baigner, non pas dans le lac Baïkal, mais dans l’écho du paradis, le Paradis de Tintoret bien sûr. Les applaudissements s’amplifient, trouvent un tempo pour la scansion. Matsuev revient pour l’Etude-Tableau de Rachmaninov opus 39 n°2. C’est un délice d’intériorité comme de grandeur, un sentiment d’éternité. Il nous aime pour nous offrir ce bijou. Dans l’air se répand le mirage que toute la nuit pourrait durer ainsi… On vit une sorte de purification, de transfiguration. Rachmaninov se voit accueilli depuis récemment parmi les génies musicaux où nul ne lui conteste la place désormais. Un nouveau souffle, répandu par des interprètes de la trempe de Matsuev, réussit à installer Rachmaninov dans sa gloire. Serait-ce l’endroit pour évoquer cette merveille qu’est le CD Unknown Rachmaninoff gravé en 2007 par Denis Matsuev sur le piano du compositeur, enregistré à la Villa Sénar ? Dans ce cas on ne peut éviter d’ajouter “un must” : le CD du 3ème concerto suivi de la Rhapsodie sur un thème de Paganini avec Gergiev.
Un deuxième bis, mais jazzy, vient nous signifier, chacun le sait bien, que ce sera le dernier. Matsuev se montre particulièrement en verve dans son improvisation. Il part sous les clameurs. Mais voilà bien l’incompréhensible : il part. Pourquoi doit-il partir ? Sans vouloir blesser personne, il faut l’avouer, on n’est là que pour lui. Un nuage stérile de regret nous assombrit de son embrun. C’est l’entracte. Il ne nous reste plus à entendre que la 7ème symphonie de Dvořák …
Ecrire que Denis Matsuev a remporté un triomphe, que le public était transporté, reste bien en dessous de la vérité. L’effet Matsuev dépasse largement la notion de succès. Bien sûr les auditeurs l’adorent, inondés par la gratitude. Le pianiste superlatif, ou plutôt “Denis l’archange”, vient apporter du bonheur à tous ceux qui s’approchent. Il permet à chacun de retrouver l’intégrité de son être. Au moment même où j’écris, les acclamations de Moscou pleuvent sur son passage. Le 28, à Bologne, il va prodiguer le 3ème concerto de Beethoven : vous subodorez ma frustration ! Et j’imagine Matsuev dans le 5ème concerto Empereur… A n’en pas douter Tokyo règle les derniers préparatifs de la cérémonie pour son arrivée, Londres ronge son frein, Berlin organise un emploi du temps à respecter méticuleusement, Madrid brûle et trépigne d’impatience et de joie, tandis que Paris s’angoisse : à quand la prochaine fois ? Matsuev offre la plus haute manifestation de la Musique et de l’Art à laquelle on puisse accéder. Il est une bénédiction, mais dans le même temps, une addiction. Et voilà que je me fâche. Je ne comprends pas la programmation de la Philharmonie, du Théâtre des Champs Elysées, de Radio-France… S’il faut en trouver, il y a de nombreuses scènes à Paris… Pleyel a changé d’orientation. Ne parlons pas du Palais des Congrès, mais il reste le Châtelet, voire le Théâtre de la Ville, Mogador et même la salle Gaveau ou la salle Cortot… Je furète, à droite, à gauche, je sonde internet, et je suis sûr que tous ceux qui étaient là ce soir vont faire pareil. Je lis ces mots terribles en bandeau sur mon écran : « Il n’y a pas d’autres concerts programmés Denis Matsuev pour le moment. » Il faut le laisser s’en aller sans savoir quand il va revenir. La révolte gronde.
Jacques Chuilon
Paris, janvier 2017